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LE PRINCE ( de MACHIAVELLI)

 
a) Dominer la Fortune.

Avec le Prince Machiavel expose les attitudes possibles face à la fortune. Conscient que sa thèse est à l'encontre de l'opinion courante, Machiavel commence par exposer cette dernière en avouant avoir déjà été tenté par elle : tout serait contrôlé par la fortune et par Dieu, l'homme n'ayant qu'à se soumettre aux caprices du Destin.

Il tente de corriger cette vision fataliste des choses : la volonté humaine serait capable de maîtriser la moitié des évènements. Il ne faut pas se laisser écraser par la force des choses : nous devons, par la puissance de notre raison et la volonté de notre action, canaliser les forces qui tentent de nous asservir pour les amener à nous servir. En utilisant sa raison pour agir contre la nature, l'homme adopte une attitude active, c'est la prise en main de son destin par la science. La fortune est considérée comme une ennemie à abattre. Il faut agir sans attendre les bons coups de la fortune : il faut penser à tout et ne rien laisser au hasard. Machiavel nous offre une image puissante de la fortune qui montre que l'on peut la dompter :

Je la compare à un de ces fleuves dévastateurs, lesquels, quand ils se fâchent, inondent les plaines, détruisent les arbres et les bâtiments, arrachent un terrain d'un endroit et le posent ailleurs ; chacun fuit devant eux, tous cèdent devant leur assaut, sans y pouvoir faire obstacle de quelque façon. Bien qu'ils soient de telle nature, il n'en reste pas moins que, lorsqu'il y a des temps calmes, les hommes pourraient prendre des mesures, en élevant des remparts et des digues, pour que, lors d'une nouvelle crue, ou bien ils s'engouffrent dans un canal, ou bien leur assaut ne soit ni aussi licencieux ni autant dommageable. Semblablement en advient-il de la fortune : elle montre sa puissance là où la vertu n'est pas organisée pour lui résister, et ensuite dirige ses assauts là où elle sait qu'on n'a pas construit des digues et des remparts pour la retenir.

Les hommes sont trop encroûtés dans leurs habitudes pour ajuster leurs comportements en fonction des variations de la fortune :

Mais il ne se trouve pas d'homme si prudent qu'il sache s'y accommoder, soit parce qu'il ne peut dévier de ce à quoi la nature l'incline, soit même parce qu'ayant toujours prospéré en cheminant par une voie, il ne peut se persuader d'en emprunter une autre

Il semble donc que se soit la fortune qui ait toujours le dessus. Lorsque que tout semble aller en notre faveur, ce ne serait pas tant en fonction de notre bonne façon de procéder, mais plutôt par- ce que les circonstances se prêtent bien à notre manière d'agir. Dans le Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel exprime une opinion semblable :

Le pape Jules II se livra pendant tout son pontificat à la fureur et à l'impétuosité de son caractère, et comme les circonstances s'accordaient à merveille avec cette façon d'agir, il réussit dans toutes ses entreprises ; fût-il survenu d'autres circonstances qui eussent demandé un autre génie, il se serait nécessairement perdu, parce qu'il n'eut changé ni de caractère ni de conduite. Deux choses s'opposent à ce que nous puissions changer : d'abord nous ne pouvons pas résister au penchant de notre nature ; ensuite un homme à qui une certaine façon d'agir a toujours parfaitement réussi, n'admettra jamais qu'il doit agir autrement. C'est de là que viennent pour nous les inégalités de la fortune : les temps changent et nous ne voulons pas changer.

Machiavel refuse le fatalisme et affirme que la fortune est favorable à ceux qui sont audacieux et violents. Sa métaphore sexiste le montre avec force :

Moi je juge qu'il est mieux d'être hardi que craintif, parce que la fortune est une femme et qu'il est nécessaire, lorsqu' on veut la garder sous [contrôle], de la battre et de la bousculer. Et on voit qu'elle se laisse plutôt vaincre par ceux-ci que par ceux qui procèdent froidement : c'est pourquoi, comme une femme, elle est toujours l'amie des jeunes, parce qu'ils sont moins craintifs, plus féroces, et qu'ils la commandent avec plus d'audace.

Machiavel est cependant plus nuancé dans le Discours sur la première décade de Tite-Live, où il juge comme une vérité incontestable que les hommes ne peuvent que seconder la fortune. Il refuse cependant toujours de baisser les bras. L'espoir que nous puissions soumettre la fortune à notre volonté est, toujours là, à condition de recourir à la ruse et la violence .

b) La vérité effective.

Machiavel semble nous dire que l'attitude fondamentalement passive des Anciens à l'égard de la nature et des évènements vient d'une confusion entre l'être tel qu'il est et l'être tel qu'il devrait être, entre l'imaginaire et le réel immédiat. C'est le concept de vérité effective : la vérité est dans les faits et non pas dans l'imagination. N'a de valeur que ce qui est utile à l'intérêt personnel de l'individu. Il faut réfléchir sur ce qui est et non pas sur ce qui doit être. Se débarrasser de l'imaginaire illusoire (comme croire que l'ordre du monde est voulu par Dieu) permet alors de prendre les moyens nécessaires pour mater la fortune.

Mais comme mon intention est d'écrire quelque chose d'utile pour qui le comprendra, il m'a paru plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l'imagination qu'on a d'elle. Beaucoup d'hommes se sont imaginés des républiques et des principautés qu'on a jamais vu ni jamais connues existant dans la réalité ; mais une telle distance sépare la façon dont on vit de celle dont on devrait vivre que celui qui met de côté ce qu'on fait pour ce qu'on devrait faire apprend plutôt à se perdre qu'à se préserver ; parce qu'un homme qui veut faire profession d'être tout à fait bon, il faut qu'il se perde parmi tant d'hommes qui ne le sont pas. C'est pourquoi il est nécessaire à un prince qui veut se maintenir d'apprendre à pouvoir n'être pas bon et de se servir ou non de ce savoir selon la nécessité.

c) Une éthique de la violence et de la ruse.

Les hommes sont méchants. Et la méchanceté humaine conduit à la violence. Puisqu'il faut agir en conséquence avec le milieu où l'on se trouve, la méchanceté des hommes fait en sorte que, pour survivre, tous doivent être durs et prêts à lutter. Et dans tous les cas où une force violente doit être utilisée, Machiavel recommande d'agir vigoureusement et rapidement. Il importe surtout d'être toujours méfiant.

[...] un seigneur prudent ne peut ni ne doit conserver sa foi [sa parole], lorsque qu' une telle observance se retourne contre lui et que sont anéanties les causes qui la lui firent promettre. Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais parce qu'ils sont méchants et qu'ils te ne la conserverait pas, toi non plus tu ne dois pas la leur conserver. Des causes légitimes pour colorer son inobservance ne manquèrent jamais à un prince. [...] celui qui a su le mieux user du renard est le mieux tombé. Mais il est nécessaire de savoir colorer cette nature et d'être un grand simulateur et un grand dissimulateur ; les hommes sont tellement simples et obéissent tellement aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu'un qui se laissera tromper. [...] C'est pourquoi il faut qu'il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses le lui commandent, et, comme j'ai dit plus haut, ne pas se départir du bien lorsqu'il le peut, mais savoir user du mal lorsqu'il y est obligé.

Pour survivre parmi les hommes, il est donc nécessaire d'être immoral, cruel, menteur et hypocrite (afin d'avoir l'apparence du contraire de ce que l'on vient d'énumérer). La cruauté doit cependant être utilisée de façon rationnelle afin qu'elle ne nous soit pas finalement nuisible. Au chapitre VIII du Prince, Machiavel recommande en effet :

[...] on doit noter que pour prendre un état, son occupant doit examiner tous les torts qu'il lui est nécessaire de faire et de les exécuter tout d'un trait, pour ne pas avoir à les répéter chaque jour et afin de pouvoir rassurer ainsi les hommes en ne les renouvelant pas et se les gagner en leur faisant du bien.

Les hommes sont en effet tellement attachés aux nécessités présentes qu'ils oublient le mal qu'on leur inflige. Il faut toujours se souvenir qu'il ne faut être cruel que dans une période courte de temps et qu'ensuite il faut dispenser des bienfaits fort parcimonieusement et sur une longue période, dans le but d'endormir les gens. La recommandation de Machiavel sur la nécessité d'une cruauté intense mais brève est très claire :

Là-dessus, on doit noter que les hommes doivent être ou bien cajolés ou bien anéantis ; parce qu' ils se vengent des torts légers, alors qu'ils ne peuvent pas se venger des graves ; si bien que le tort qu'on fait à l'homme doit être fait de façon à n'en pas craindre la vengeance.

Machiavel porte en exemple l'un de ses actes les plus crapuleux :

Parce que ceci est digne d'être connu et d'être imité par d'autres, je ne veux pas le laisser de côté. Comme le duc avait pris la Romagne et qu'il trouvait qu'elle avait été dirigée par des seigneurs impuissants, lesquels avaient dépouillé plutôt que dressé leurs sujets et leur avaient donné matière à désunions, non pas à union, au point que cette province était pleine de vols, de querelles et de toutes autres sortes d'insolences, il jugea nécessaire de lui donner un bon gouvernement pour la réduire à être pacifique et obéissante au bras royal. C'est pourquoi il en chargea monsieur Ramiro de Lorca, homme cruel et expéditif, à qui il donna plein pouvoir. Celui-ci, en peu de temps, la réduisit à être pacifique et unie, avec une très grande réputation. Plus tard, le duc jugea qu'une autorité si excessive n'était plus nécessaire, parce qu'il craignait qu'elle ne devienne haïssable ; il en chargea un tribunal civil au milieu de la province avec un président très excellent, où chaque cité avait son avocat. Puis, sachant que les rigueurs passées avaient engendré de la haine contre lui, pour purger les coeurs des gens du peuple et se les gagner tout à fait, il voulut montrer que si quelque cruauté avait eu lieu, elle n'était pas venue de lui, mais de l'âpre nature de son ministre. Ayant saisi l'occasion à ce sujet, un matin à Cesena, il le fit mettre en deux morceaux sur la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant à côté de lui. La férocité de ce spectacle fit que les gens du peuple demeurèrent à la fois satisfaits et stupides.

Commentons brièvement ce passage. On voit que César Borgia avait besoin d'utiliser la cruauté pour mettre de l'ordre dans sa principauté. Il ne voulait toutefois pas en abuser afin d'éviter que cela lui nuise. Il fit en sorte de se donner une apparence d'homme bon en instituant un procès et en accusant un autre à sa place comme source de l'oppression du peuple. Et il conçut une spectaculaire mise en scène : l'exposition du cadavre sanglant de son ministre fut si impressionnante que les gens du peuple cessèrent de penser, trouvant que César Borgia est si sévère qu'il ne faut pas risquer de l'irriter. Notons également que Machiavel mentionne que César Borgia " saisit l'occasion ", cela a rapport avec la conception machiavélienne de la fortune qu'il est possible de mater pour celui qui agit audacieusement sans laisser passer sa chance.

d) Conclusion :

Nous voyons donc que les fondements de la pensée de Machiavel constituent une véritable métaphysique de la cruauté : puisque que la réalité n'est composée que d'entités de puissance en perpétuelle compétition les unes contre les autres pour la survie et qu'il est possible de dominer les circonstances par l'usage de la raison, de l'audace et de la violence, le monde n'est plus que le décor d'une lutte acharnée et sans répit où tous s'entredévorent. Il y a vraiment chez Machiavel une séparation entre l'éthique et la politique : le bien n'est qu'une illusion destinée à tromper les naïfs, ce qui existe vraiment est l'utile, le pouvoir.